Histoire de la collégiale

Quand les pierres gardent la mémoire….

 

Je suis née en 1195. Autant qu’il m’en souvienne…, c’était sous le règne de Philippe-Auguste. Montereau n’était alors qu’un modeste bourg resserré dans ses murailles de part et d’autre du pont d’Yonne, et protégé par le robuste château fort du confluent.

Mon fondateur, Michel de Corbeil, archevêque de Sens, m’avait assigné la fonction de collégiale et attribué un chapitre de chanoines avec lesquels j’allais vivre pendant près de six cents ans. J’ai mis beaucoup de temps à grandir. On espérait que j’atteindrais ma maturité en un siècle, et les plans avaient été établis en conséquence. Mais faute de ressources, j’en ai pratiquement mis quatre à devenir ce que je suis.

Je ne regarde pas sans une certaine émotion la base de ma tour Nord, qui marque ma naissance avec quatre piliers qui la soutiennent à l’intérieur ; c’est par elle que les constructeurs ont commencé, dès la fin du XIIe siècle.

Puis ils ont tracé ma nef en posant la base de ses piliers, et édifié d’un seul jet mon abside. J’avais cent ans, le XIIIe siècle s’achevait et ma tour avait grandi d’un étage.

Au siècle suivant le second étage apparut, les piliers de la nef sortirent de leurs bases, tandis que naissaient mes chapelles latérales Nord. C’est à ce moment-là, tout juste deux cents ans après ma naissance que je fus consacrée à la Vierge. La cérémonie eut lieu le 31 juillet 1395 en présence de l’évêque de Nassau représentant l’archevêque de Sens. Les croix commémorant cette dédicace furent sculptées sur les murs de mes chapelles Nord ; j’eus le grand chagrin de les perdre toutes pendant la Révolution, toutes sauf une, cachée derrière un placard ! Je la garde comme un précieux souvenir sur l’un des piliers de ma tour Nord.

Au XVe siècle, apparurent mes chapelles latérales Sud et la sacristie. Survint alors un événement grave qui mit en émoi la ville de Montereau : Jean sans Peur, duc de Bourgogne, fut assassiné sur le pont d’Yonne lors d’une entrevue avec le futur Charles Vll. Il participait comme allié des Anglais à la guerre de Cent Ans, et avait accepté en venant à cette entrevue l’idée d’un compromis de paix avec les Armagnacs. Son corps fut déposé dans une de mes chapelles Nord ; il y resta un an. Puis son fils, Philippe le Bon, vint le chercher après avoir pris Montereau d’assaut. Malgré toutes ces émotions, je commençais vraiment à prendre forme.

C’est le XVle siècle qui connut l’achèvement de mes travaux. On construisit les parties hautes et les voûtes de ma nef, ainsi que douze arcs-boutants pour soutenir les murs. On habilla mes fenêtres de verrières, et l’on s’occupa de ma façade. Je fus dotée d’une tour Sud et d’un portail, fermé par deux belles portes de chêne. Sur le tympan de ce portail, d’habiles artisans avaient sculpté un Jugement dernier ; vous en doutez peut-être, en contemplant aujourd’hui ma façade mutilée par les hommes ; mais il faut me croire ; je m’en souviens très bien, ainsi que des douze Apôtres qui logeaient dans les niches. Ma rosace reçut, elle, une verrière de verres colorés.

J’étais enfin terminée, et mes chanoines bien installés s’étaient attribué mes chapelles dont ils tiraient leurs revenus. L’une d’entre elles était réservée aux habitants de Montereau qui en avaient fait leur paroisse : ma chapelle Saint-Loup. J’aime assez que l’on ait ainsi rappelé le souvenir de ce saint homme du VIIe siècle, archevêque de Sens et petit-fils de Clovis. Les paroissiens disposaient également de la petite sacristie voisine et d’une porte particulière sur la rue, côté Nord ; en regardant ce qu’il en reste, vous ne pouvez imaginer la richesse de sa décoration. Les Monterelais étaient fiers de leur paroisse.

J’étais à peine achevée que les Protestants du prince de Condé vinrent faire du dégât, saccageant et pillant les églises de la ville, et rasant les habitations de mes chanoines. De plus, ma voûte pourtant toute neuve donnait déjà des inquiétudes, vingt ans seulement après sa construction ! On évacua d’abord le maître-autel sur lequel elle risquait de s’écrouler, puis on se décida à la refaire entièrement en bois, de façon à la rendre plus légère.

C’est ainsi que nous avons traversé les siècles, clergé paroissial et chapitre réunis. Pour être franche, je dois avouer que je leur ai causé bien d’autres soucis. Je me souviens de ce coup de vent qui emporta en 1739 les quatre arcs-boutants de mon côté Nord, suivis de prés par ceux du côté Sud.

Il ne me resta plus dès lors que ceux de l’abside. Comme on envisageait de consolider mes parties hautes ainsi ébranlées, la Révolution est arrivée et rien n’a été entrepris. Il faut croire que la Providence veillait, car il ne s’est rien passé de fâcheux. Tout au plus a-t-on refait une nouvelle fois ma voûte en 1869, en brique creuse, grâce à la générosité de Monsieur Lebeuf de Montgemont.

Quant à mes cloches, au nombre de quatre dès le XVIe siècle, elles se fendaient et se cassaient à une cadence incroyable, obligeant les marguilliers de la paroisse à débourser des sommes importantes pour leurs refontes ou leurs remplacements périodiques. Il faut dire qu’on les faisait sonner à tout propos et que les sonneurs souvent ivres ne les ménageaient pas.
L’archevêque de Sens dut même intervenir en 1731, prescrivant que l’on enferme les cordes des cloches dans une boîte et interdisant que l’on mette du vin à rafraîchir dans les bénitiers… Je ne me souviens pas que cela ait eu grand effet, car mes cloches continuèrent à se casser. De toute façon, trois d’entre elles allaient disparaître à la Révolution, fondues pour fabriquer des canons. La Patrie ne m’a laissé que ma grosse cloche, qui fonctionna jusqu’en 1842, date à laquelle on m’en confia trois neuves.

Durant ces siècles de vie commune, paroissiens et chanoines m’avaient progressivement aménagée et ornementée, souvent aidés par les libéralités de riches marchands et de seigneurs qui se faisaient enterrer sous mon dallage ou demandaient un service annuel pour le repos de leur âme.

Dès sa construction, une de mes chapelles Sud reçut une magnifique clef de voûte ouvragée. Au XVIe siècle, un seigneur de Marolles m’a offert un retable de pierre de style flamboyant pour orner une chapelle Nord dédiée à saint Claude. Quant à sa voisine, la chapelle Saint-Louis, elle fut dotée au XVIIe siècle d’un retable de chêne qui en recouvre encore aujourd’hui tout un mur, mais dans la niche supérieure la statue de saint Louis n’existe plus.

Je pense aussi à ce petit bateau suspendu à la voûte de la chapelle Sain Nicolas, où les mariniers vénéraient leur patron. Il est depuis longtemps tombé en poussière.

Des tableaux ont été accrochés dans mes chapelles, dans le chœur, sur le buffet d’orgues. Ceux du chœur, de larges dimensions, occupaient les espaces entre les piliers, fermant ainsi à la vue toutes les chapelles de l’abside. Lorsqu’en 1723, le chapitre a décidé, en accord avec les marguilliers, de consacrer à la Vierge la chapelle de mon chevet jusqu’alors dédiée au seul saint Michel, il y eut un vrai déménagement : on remplaça le maître-autel jugé trop encombrant par un autre en chêne massif, moins surélevé, on décrocha les tableaux du chœur pour les fixer plus haut, juste sous les vitraux. De cette façon, tout visiteur depuis la nef ou le chœur pouvait voir la chapelle de la Vierge, ou le Saint Sacrement venait d’être déposé dans une belle lanterne de cuivre.

Je me souviens encore que les piliers de mon chœur avaient été, dès le XVIIe siècle, peints d’or massif et d’azur, et que des colonnes de cuivre faisaient fonction de grille.

Dans le même temps, mes murs extérieurs exposés au soleil se sont couverts de traces de cadrans solaires dont certains correspondaient à de fort savants calculs. Sur l’un d’entre eux, aux chiffres particulièrement élégants, plusieurs lignes représentant l’équinoxe et les solstices d’hiver et d’été permettaient de prévoir la longueur du jour entre le lever et le coucher du soleil.

J’atteignis ainsi la fin du XVllIe siècle. J’allais bientôt avoir six cents ans et, malgré quelques ennuis d’arcs-boutants et de voûte, je me sentais bien à ma place au cœur de la cité, qui avait depuis longtemps débordé de ses premiers remparts, et même de ceux beaucoup plus élargis construits ultérieurement. J’avais eu l’insigne honneur de recevoir en I725 la visite de Marie Leczinska, future reine de France, à la veille de son mariage avec Louis XV. Entouré du clergé et du Chapitre, le Doyen l’avait accueillie dans ma nef superbement décorée. Je ne me doutais pas des profonds changements qui se préparaient…

Le 1er juin I772 marqua une étape décisive dans ma vie de collégiale. Ce jour-la, le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, supprima mon chapitre de chanoines, malgré la vive opposition des Monterelais. Leurs biens furent incorporés à ceux de la paroisse Saint Loup et je devins une église paroissiale. J’eus cependant le droit de joindre au vocable Saint-Loup celui de Notre-Dame attaché à cette fonction de collégiale que j’avais exercée pendant près de six siècles.

Quelque vingt ans plus tard, mon statut changea plus radicalement encore : je fus promue Temple de la Vérité et de la Raison. Je n’ai rien contre ces deux principes qui sont à la hase de la dignité humaine, mais il me semble que je venais de perdre une dimension essentielle. J’avais été créée pour aider les hommes à marcher vers la grande Lumière, et voilà que j’en étais réduite à ne refléter que leur pauvre clarté. Plus de clergé, plus de messes. La Société Populaire prit possession des lieux, y organisant ses réunions, ponctuées de chants patriotiques. Mes statues furent mutilées ou détruites, remplacées par celles de la Vérité et de la Raison, ou des martyrs de la Révolution. On brûla les drapeaux qui pendaient à ma voûte, ainsi que mes confessionnaux, on convertit en canons mes colonnes de cuivre et mes cloches. On fit disparaître mes croix de consécration, et même l’épée de ce pauvre Jean sans Peur accrochée depuis le XVe siècle à un pilier près du chœur : on l’a remplacée par lu suite par une épée un peu plus récente. Je servis d’entrepôt pour le char de défilés patriotiques et ses accessoires, je servis également de salle de bal et de réfectoire les jours de fête.

J’ai assisté à de curieux baptêmes civils au cours desquels des enfants de Montereau reçurent le prénom de Montagne ou de Loi…

Ceci ne dura qu’un temps et mes paroissiens retrouvèrent assez rapidement le chemin de leur église.

Tout fut remis en ordre, mais nous n’eûmes guère le loisir d’en profiter. La victoire de Napoléon sur les Wurtembergeois à Montereau, en février 1814, se solda pour moi par le bris de presque toutes mes verrières lors de l’explosion des ponts, et de nombreuses dégradations dues au séjour des prisonniers, des militaires et même des chevaux dans mes bâtiments.

Le XIXe siècle se passa donc en restaurations, en aménagements de toutes sortes. Une grille à lances dorées vint remplacer les colonnes de cuivre du chœur, tandis qu’on installait tout au long des chapelles latérales et absidiales une grille basse portant les monogrammes des saints honorés dans ces chapelles. J’ai constaté à cette occasion que certains d’entre eux avaient disparu, d’autres s’étaient promenés, de nouveaux étaient apparus. C’est ainsi que sainte Geneviève, autrefois voisine de saint Loup, avait émigré vers l’abside ou elle partageait avec sainte Anne une chapelle désertée par saint Roch.
Saint Honoré avait laissé sa place à saint Joseph. Dans la chapelle du chevet, il n’était plus question de saint Michel, ni même de la Vierge : seul le Saint Sacrement y demeurait. Saint Nicolas était resté sagement dans l’autre chapelle de l’abside, mais on lui avait donné saint Edme pour compagnon, saint Louis n’avait pas bougé : quant à saint Claude, saint Antoine et saint Firmin qui occupaient les trois chapelles latérales suivantes, ils avaient purement et simplement disparu au bénéfice de la Vierge.

Puis on refit entièrement mon dallage en carreaux noirs et blancs, d’abord celui de la nef, puis celui des chapelles. Lors de ces travaux, les fonts baptismaux, primitivement installés près de la petite porte Saint-Loup, furent transférés dans la chapelle du même nom, et presque toutes mes pierres tombales disparurent, sauf deux qui subsistent au pied de mon portail, et une autre de marbre noir qui fut suspendue au mur de cette même chapelle Saint-Loup.

L’idée de restaurer aussi mon portail, quoique partant d’une louable intention, ne fut pas des plus heureuses et j’avoue avoir été plutôt déçue du résultat. On se décida enfin à démolir le dôme branlant qui couronnait ma tour Sud et menaçait de tomber en ruine depuis près de Cent ans ! On offrit trois cloches neuves pour remplacer celle fort usagée qui avait échappé aux réquisitions de la Révolution : Victoria Amanda la petite en fa. Paula Amelia la moyenne en mi bémol et Maria Frederica Paula Carola Maximiliana la grosse en ré bémol.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on reconstruisit entièrement mon chevet, sévèrement dégradé par une accumulation de détritus contre ses murs extérieurs, dont une grille vint désormais protéger les abords. C’est au moment de cette réfection complète de l’abside que se situe l’épisode cocasse de la métamorphose de notre bon saint Maurice en Pucelle d’Orléans
Sa statue équestre de bois vermoulu, trois fois centenaire, avait été confiée à ma chapelle Saint-Nicolas après la désaffection, à la Révolution, de l’église qui portait son nom. Déplacé, comme tous les autres objets des chapelles absidiales lors de ces travaux, il n’avait reparu que quelques années plus tard, au musée de Cluny, repeint de neuf et baptisé « Jeanne-dArc du XVe siècle » !

On refit également ma voûte, en briques creuses, comme je l’ai déjà dit. On dut pour cela décrocher les trois grands tableaux qui ornaient le chœur : ils étaient en fort mauvais état et deux d’entre eux ne supportèrent pas ce déménagement. Quant au troisième, il me semble bien que c’est celui qui se trouve depuis lors au-dessus de la sacristie où, recollé et rafistolé en maints endroits, il a été suspendu. Tout récemment remis à neuf de façon fort experte, ce tableau qui représente une Mise au Tombeau a été attribué au frère Luc, Récollet, peintre du XVIIe siècle.

Je me souviens aussi des deux échoppes littéralement incrustées dans mon flanc Nord. Installées là, sur un terrain loué pour quatre-vingt-dix-neuf ans, elles avaient rongé ma pierre et obstrué mes fenêtres. Le bail arriva enfin à expiration en 1884, je récupérai mon terrain et l’on procéda aux réparations des chapelles détériorées.

J’atteignis ainsi l’âge respectable de sept cents ans en relative bonne santé et connus l’honneur d’être classée Monument Historique. Cela ne m’empêcha pas d’avoir par la suite quelques problèmes au niveau de mes arcs-boutants ou de l’entablement de mon portail, mais quelle vieille dame ne connaît ce genre d’ennuis…

La Seconde Guerre Mondiale faillit bien me porter un coup fatal. Le bombardement de juin 1940, qui fit tant de dégâts aux alentours des ponts, creva ma voûte, souffla mes restes de verrières et ma rosace, éventra ma chapelle Saint-Louis, et décoiffa une partie de mes toitures. Du mobilier de ma nef, ensevelie sous les décombres, il ne survécut pas grand-chose, et mon buffet d’orgues dangereusement ébranlé s’effondra dans les mois qui suivirent. Que de pauvres gens ont été tués par les bombes, alors qu’ils croyaient trouver refuge à l’ombre de mes murs !

Commencèrent alors les années de restauration. La vie paroissiale se poursuivit dans mes chapelles Sud, moins meurtries ; on les avait séparées du chantier par un muret de briques.

Encore convalescente, je reçus Notre-Dame de Boulogne en 1945, lors de son passage à Montereau. Peu à peu, je reprenais vie. On a refait de nouveau le dallage de ma nef, en pierre blanche unie cette fois. On a refondu la plus petite de mes cloches qui avait été détériorée ; la nouvelle-née reçut le nom de Catarina Maria Margarita Jacoba lors de son baptême en 1958. On a remis des vitraux à mes fenêtres du chœur et du chevet, et du verre blanc partout ailleurs. Seule ma rosace, sans doute plus fragile, a été bétonnée, ce qui alourdit sensiblement l’ensemble de ma Façade. Mon nouvel orgue, de facture moderne et d’humeur vagabonde, installé d’abord dans une de mes chapelles Sud, trône maintenant au milieu du chœur où sa présence ne devrait être, à mon avis, que provisoire, car, tout comme le maître-autel encombrant déménagé en 1723, il bouche la vue sur l’abside et rompt la perspective générale. Peut-être le XXI° siècle résoudra-t-il ces petits problèmes, j’ai tout l’avenir devant moi…

Mes chapelles dépouillées des ornements nombreux et souvent superflus dont les avait parées le XIX° siècle, ont retrouvé cette simplicité première qui porte à la prière et la méditation, et conserve à mes vénérables pierres toute la dignité qu’ont voulue pour elles mes lointains bâtisseurs.

Aujourd’hui j’ai huit cents ans.

Si Dieu le permet et si les hommes y veillent, j’espère vivre encore longtemps au sein de ma cité, et partager au fil des siècles les peines et les joies de ses habitants.

Paule FIÉVET

 

Glossaire

  • CHAPITRE :  (on dit aussi Collège) ensemble des chanoines destinés à l’origine au service d’un évêque et de sa cathédrale pour donner plus d’éclat aux cérémonies, puis par la suite au service d’églises n’ayant pas d’évêque. d’où le nom de Collégiale.
  • CHEVET : la partie de l’église située derrière le chœur. On l’appelle aussi abside.
  • FABRIQUE : organisme chargé, avant la séparation de l’Église et de l’État en 1905, de gérer les biens de la paroisse.
    Ses membres s’appelaient fabriciens ou marguilliers.
  • RETABLE : ornement plus ou moins sculpté placé contre le mur, derrière et au-dessus de l’autel d’une église.